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moindre contradiction, il condamne les paysans interdits à des années de détention, voire même à la déportation en Sibérie, ou à d’autres peines excentriques qu’un juge de paix n’a pas le droit d’infliger. Devant l’irritation du juge et les humbles supplications du moujik, le greffier, la plume en main, reste impassible, attendant pour écrire qu’il tombe des lèvres du fougueux magistrat quelque sentence raisonnable. Le second juge, ainsi mis en scène, Tchépyrkine, propriétaire riche et vaniteux, est un homme doux et débonnaire qui a la difficile prétention de renvoyer tout le monde satisfait ; il ne peut se résigner à faire des mécontents, et met tout son amour-propre à ce que ses décisions ne soient pas attaquées en appel. Pour s’épargner cette humiliation, il va jusqu’à faire des sacrifices pécuniaires ; quand il ne parvient point à mettre les parties d’accord, il se désole et, sous prétexte de maladie, ajourne l’audience, au désespoir des plaideurs venus de loin.

Je ne déciderai point si ce sont là des caricatures ou des portraits ; ce que je puis dire, c’est que, s’il y a encore des Pyrkine ou des Tchépyrkine, ils sont rares et auront bientôt disparu. J’ai été en relation, dans diverses provinces de l’intérieur, avec plusieurs juges ruraux ; je ne leur ai rien trouvé de commun avec ces grotesques personnages. Loin de là, si j’ose en décider par mes rencontres personnelles, je dois avouer que, pour le niveau de la culture, si ce n’est pour les qualités professionnelles, cette magistrature élective m’a paru fort supérieure à celle qui chez nous porte le même nom. Si le double cens de fortune et d’instruction n’est pas assez élevé pour mettre les juges de paix à l’abri de toutes les séductions et de toutes les erreurs, le caractère et la moralité de la plupart les mettent au-dessus des tentatives de corruption, et leur esprit d’équité compense leur peu de science juridique. Parmi ces juges élus, la prévarication est un fait presque inouï. Déjà l’homme du peuple, le paysan, qui, dans les premières années, se prosternait en suppliant aux pieds du