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quelques préférences, ce n’est point le plus souvent pour la classe des propriétaires, à laquelle il appartient, c’est plutôt pour les petites gens, pour les villageois, pour le moujik.

De pareilles anomalies ne sont pas très rares dans la vie russe. En aucun pays, nous l’avons dit, l’esprit de corps n’a moins de puissance, les préjugés de caste ou de naissance moins de racines[1]. À cet égard comme à bien d’autres, la noblesse russe est fort différente de toutes celles du reste de l’Europe. Le dvorianine moscovite n’a le plus souvent ni les prétentions ni les préventions du hobereau français ou du junker allemand. Beaucoup de juges de paix se plaisent à laisser voir ce que, en Russie comme en Occident, on appelle des idées avancées ; beaucoup ne redoutent point les thèses hardies dont, jusqu’aux attentais des dernières années, la témérité même faisait la vogue. Ces élus de la noblesse, ces délégués de la propriété, sont pour la plupart des libéraux épris du progrès, amis et admirateurs du peuple ; beaucoup sont démocrates et sont hautement traités par leurs adversaires, quelquefois même par leurs électeurs, de radicaux, de niveleurs, de communistes. D’où viennent de tels penchants chez des magistrats ainsi choisis et triés ? Ils viennent en partie de ce que la plupart des hommes qui, dans les premières années surtout, se sont voués à cette difficile mission, étaient d’ardents partisans des réformes, jaloux de contribuer pour leur faible part à la réalisation des rêves de leur patriotisme.

Aux tendances démocratiques de la majorité des juges de paix, il y a toutefois une autre explication, une raison plus générale et plus durable, c’est le milieu d’où sort le plus grand nombre de ces magistrats élus, leur condition sociale, leur position de fortune. La plupart ne sont pas riches, et l’on rencontre parfois chez eux cette sorte de

  1. Voyez, t. I, le livre V, consacré à la noblesse.