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C’est une noble mais aussi une grave expérience que la création d’une juslice élective, même restreinte à une magistrature spéciale et bornée aux petites affaires civiles ou correctionnelles, car ces menues affaires sont celles qui intéressent le plus la masse du peuple. Certains esprits, en Russie comme en France, regardent la désignation des juges par les justiciables comme étant de droit naturel : à leurs yeux, une magistrature élue est le corollaire nécessaire de tout self-government[1]. Dans les écoles démocratiques, ce point de vue est presque partout aujourd’hui une sorte de lieu commun. Une bonne justice importe trop à la sécurité publique pour qu’en pareille matière on se laisse uniquement guider par des analogies ou des déductions théoriques. Or, en dépit de multiples expériences, antiques et modernes, rien n’est encore moins démontré que l’excellence d’une justice issue de l’élection.

On sait quels résultats a donnés ce système, en France, sous la première révolution. Les États-Unis d’Amérique sont le seul grand État contemporain qui l’ait appliqué sur une large échelle, bien qu’aux États-Unis même ce système ne soit pas d’une application absolu[2]. Personne n’ignore que, sur ce point, l’expérience de l’Union américaine n’est pas faite pour encourager les imitateurs. De l’élection des juges il est sorti une magistrature médiocre et suspecte, asservie et mobile, qui n’est trop souvent qu’un instrument aux mains de partis turbulents et

  1. Profitant de la flexibilité de leur langue, certains Russes ont même, à cet égard, forgé un pendant au mot self-government (en russe samoupravlénié), Ce terme expressif est samosoud, qu’on ne saurait traduire littéralement en français, mais qui, en anglais, donnerait self-justice.
  2. D’une manière générale, le régime de l’investiture populaire prévaut d’autant plus qu’on s’éloigne de l’Atlantique pour aller vers l’Ouest et le Pacifique. Dans les États de l’Ouest, le système de l’élection règne exclusivement ; dans ceux de l’Atlantique, le principe électif est demeuré soumis à plus de restrictions. Il y a, du reste, aujourd’hui une tendance à revenir sur le système électif, ou du moins à en diminuer les inconvénients en allongeant la durée du mandat des juges.