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battu et fustigé pendant des siècles, est fait au bâton et aux corrections patriarcales, il n’en sent guère l’ignominie, il leur offre son dos sans honte. Il a l’esprit encore trop réaliste et positif pour n’en pas apercevoir les avantages pratiques, et il apprécie le fouet sans préjugé. Les verges ne coûtent ni argent ni temps : « après le fouet, on travaille mieux, on dort mieux », assure un vieux dicton.

C’est la coutume qui maintient encore les verges dans la justice villageoise, et c’est la coutume qui peu à peu les supprimera. Un des avantages du droit coutumier sur le droit écrit, c’est qu’en effet le premier se modifie et s’améliore insensiblement avec les mœurs et les idées dont il suit les progrès. Aussi le législateur a-t-il été bien inspiré en ne faisant point violence aux habitudes et aux traditions rurales, en se contentant d’abroger cette peine humiliante pour les classes relevant uniquement du droit écrit. Le jour où le paysan sentira toute l’indignité, toute l’abjection de ce châtiment, légalement supprimé pour toutes les autres conditions, les tribunaux de volost auront bientôt cessé d’y condamner le moujik. Les verges tomberont d’elles-mêmes des mains du juge, et, en en prohibant définitivement l’emploi, la loi ne fera que sanctionner le progrès des mœurs. La réforme se fera peu à peu toute seule. Déjà les verges commencent à perdre de leur vogue ; dans nombre de communes, les paysans tendent à leur substituer l’amende ou les arrêts[1].

  1. Il résulte de travaux spéciaux que, tout en étant loin d’être encore en désuétude, la peine des verges devient d’une application moins fréquente. Voici, par exemple, un tableau publié, en 1884 ou 1885, dans le Recueil du zemstvo de Vladimir par un investigateur local, M. A. Smirnof. C’est la statistique pénale des tribunaux de bailliage de cette province. Nous donnons le chiffre total des condamnations prononcées par périodes triennales, et, en regard, le nombre des cas où l’on a eu recours aux châtiments corporels.
    — — — — Condam
    nations.  
      Verges.
    1866-68   5 452 2 063
    1869-71   8 404 2 441
    1872-74 10 884 4 396
    1875-77 11 150 2 994
    1878-80 11 624 2 308