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Chez les Russes, comme chez la plupart des Slaves, il y a fréquemment discordance entre le droit écrit, plus ou moins inspiré de l’étranger, et le droit coutumier, hérité des ancêtres. Cette contradiction entre la législation officielle et les coutumes nationales diminue singulièrement, dans les populations rurales, l’autorité de la loi. Selon la remarque d’un éminent juriste slave[1], un code qui blesse l’instinct populaire et les notions traditionnelles de la justice risque de détruire l’idée même du droit. L’homme du peuple ne se soumet qu’avec répugnance à des lois qu’il n’aime ni ne comprend, et cherche par tous les moyens à se soustraire à leur joug. N’auraient-ils d’autre avantage que de laisser à la coutume un refuge légal et un interprète autorisé, les tribunaux de bailliage, loin d’être inutiles, rendraient d’importants services au bien-être et à la moralité des paysans. Puis, conformément à leurs habitudes et à leurs notions de justice, la coutume, au lieu d’être inflexible et réduite en formules fixes comme la loi, permet aux juges une certaine latitude : elle les autorise à tenir compte, dans les affaires d’héritage et de partage de famille, de même que dans les partages communaux, de la variété des circonstances individuelles.

L’émancipation a, dans le dernier quart de siècle, tourné l’attention du gouvernement et du public vers ces coutumes villageoises, presque entièrement dédaignées au temps du servage. C’était, au cœur même de la Russie, tout un monde inconnu et original qui s’ouvrait aux découvertes des patriotes et des curieux, des juristes et des ethnographes. Les explorateurs ne lui ont pas manqué, les recherches ont été encouragées par le gouvernement et par les sociétés

    points ; les usages populaires sont en opposition avec la loi écrite et sont, beaucoup mieux que cette dernière, appropriés à la vie rurale. Ainsi, tandis que, d’après la loi, la fortune du mari et celle de la femme demeurent distinctes, la coutume fait vivre les époux sous le régime de la communauté, aussi longtemps du moins qu’ils habitent ensemble.

  1. M. Bogisic, dans ses études sur le droit coutumier des Slaves du sud.