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borées par des commissions différentes, sous des influences diverses. Il n’y a donc pas à s’étonner de la froideur de l’accueil fait aux nouveaux tribunaux, dans certain milieu, spécialement parmi les rédacteurs de la charte d’émancipation, alors pour la plupart en disgrâce[1]. Il faut avouer qu’entre l’inspiration de ces deux œuvres, presque simultanées, il y a une manifeste discordance. La raison n’en est pas uniquement au manque de programme du tsar réformateur, ni au défaut d’influence dominante sous Alexandre II ; elle est aussi dans la différence des deux tâches imposées à ce malheureux prince. La constitution rurale de la Russie lui était si particulière qu’en émancipant les paysans, elle ne pouvait beaucoup imiter l’Europe. Il en était autrement des institutions judiciaires. C’est là un de ces domaines dans lesquels il n’y a pas, pour les peuples civilisés, place à une grande variété. L’expérience a montré quelles sont partout les premières conditions d’une bonne justice, et, si la Russie a parfois calqué de trop près ses modèles, elle se serait exposée à de plus graves désillusions en voulant se montrer originale.

La Russie a, dans l’ensemble et les détails de son système judiciaire, imité la France et l’Angleterre, prenant à l’une un trait, à l’autre une ligne ; mais elle ne s’est pas

  1. G. Samarine et le prince Vladimir Tcherkassky, en particulier, ne dissimulaient point leur peu d’admiration pour cette œuvre d’Alexandre II. Je leur en ai moi-même entendu exprimer leur sentiment, et j’en ai retrouvé la trace dans leur correspondance avec N. Milutine. « Dites à votre mari, écrivait G. Samarine à la femme de ce dernier, que le statut des paysans n’a rien à perdre à une comparaison avec le projet d’institutions provinciales ou avec le statut sur la réforme judiciaire. À propos de ces dernières productions, nous avons échangé, Tcherkassky et moi, des points d’exclamation et d’interrogation. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est le sérieux avec lequel se bâclent toutes ces choses. Et on s’imagine que c’est là la pierre angulaire d’une justice organique. » Lettre inédite de G. Samarine, de la fin de 1862.
      Une des raisons de l’antipathie des rédacteurs de l’acte d’émancipation pour les nouvelles lois judiciaires, c’est que ces dernières éveillaient leurs appréhensions pour une partie de leur œuvre, pour les tribunaux que le statut du 19 février avait concédés aux paysans et qui sont le sujet de notre chapitre suivant. Samarine exprimait ses inquiétudes à ce sujet dans une lettre à Milutine du 23 janvier 1863.