Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

limiter pratiquement elle-même, en imposant des bornes au pouvoir de ses représentants. Nous devrons examiner de quelle manière et jusqu’à quel point ce rôle émancipateur de la justice a été rempli, quelles garanties les nouveaux tribunaux offrent à la liberté des 100 millions de sujets du tsar.

De toutes les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire est, en ce sens, la plus considérable, celle qui devait avoir le plus d’influence sur les mœurs et la vie sociale, sur le pays et sur le pouvoir. À peine le cède-t-elle en importance à l’affranchissement des serfs, car elle intéresse également toutes les classes de la nation qu’elle devait affranchir du joug de l’arbitraire, de la violence et de la corruption. Sans elle, toutes les autres réformes, à commencer par l’émancipation, eussent pu devenir illusoires, demeurer pour le peuple un inutile et vain décor. Dans un empire, livré depuis des siècles à la vénalité, à l’intrigue, à la prépotence du rang ou de l’argent, la réforme de la justice pouvait seule faire des autres une vérité. Aussi les nouveaux tribunaux méritent-ils, non moins que les zemstvos, d’être regardés comme l’un des fondements d’une Russie nouvelle.

Chez des peuples libres, il peut n’être pas impossible d’avoir une bonne justice sans avoir de bonnes lois. Il n’en saurait être de même sous les gouvernements absolus dont, trop souvent, les agents sont enclins à regarder la loi comme un arsenal destiné à fournir des armes à leurs haines ou à leurs convoitises. Or, en Russie, les vices des juges et des tribunaux ont été longtemps aggravés par les défauts de la législation, par la multiplicité et la confusion des lois. Les édits, oukazes, statuts, règlements de toute sorte étaient sans nombre et sans ordre. Le meilleur légiste eût passé la moitié de sa vie à étudier la loi sans bien s’en rendre maître. La plupart des juges l’ignoraient, et ceux qui la connaissaient s’en servaient au gré de leurs passions ou de leur cupidité. Des lois qui, pour