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des banalités de commande[1]. La conversation, pour être sans péril, se fait volonlairement insignifiante et systématiquement frivole. Un nuage pesant alourdit l’atmosphère morale de la Russie. À l’étranger même, les sujets du tsar gardent souvent une sorte d’oppression, comme s’ils avaient perdu l’habitude de respirer librement. L’hiver dernier, à Monaco, un des pays de l’Europe où l’on voit le plus de Russes, je causais de sa patrie avec un propriétaire des bords du Don ; nous étions seuls, un inconnu vint à s’approcher : aussitôt mon Russe de changer de conversation, de parler des théâtres, des concerts ; il croyait, aux traits et à la tournure du nouveau venu, avoir reconnu un de ses compatriotes. J’ai souvent, en Russie et au dehors, rencontré des défiances analogues ; plus d’une fois même, j’ai vu d’anciennes connaissances m’éviter avec soin ou éluder en ma présence la politique et les sujets qui pouvaient le plus provoquer ma curiosité. De cette façon, les époques de crise, qui sembleraient devoir être les plus intéressantes pour l’observateur, sont celles où il est le plus difficile de rien apprendre de la Russie en Russie. Il est vrai que, dans ce cas, la gêne, les réticences et le silence même ont leur éloquence.

Si, presque partout, on sent la méfiance dans la conversation et la parole, c’est bien autre chose dans les lettres et la correspondance. Sous ce rapport, la Russie en est toujours restée aux vieux errements ; c’est le pays par excellence du cabinet noir. Nulle part la poste n’inspire plus de soupçons ; particuliers et hommes publics écrivent autant que possible par voie privée, par occasion, comme on dit. C’est au point que le peu de confiance dans la poste impériale contribue presque autant que l’ignorance des masses et la prédominance de la population rurale au petit nombre relatif des lettres. Beaucoup ne passent point

  1. Voyez, par exemple, la satire intitulée : Lettres à ma tante : Otetchest vennyia Zapiski, juillet 1881.