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trôle servait autant au mal qu’au bien. Comme nos anciennes lettres de cachet, également employées à la protection de l’honneur des familles et à la sécurité de l’État, l’intervention de la troisième section était parfois le prix de l’intrigue ou de l’argent. Tel ennemi personnel, tel galant séducteur, tel héritier pressé, a pu s’assurer le tout-puissant concours des officiers de gendarmerie. Quand un haut personnage désespérait de voir régler une affaire à son gré, selon les formes légales, il appelait la police à son aide. Plus d’une séparation ou d’un divorce a été obtenu de cette façon, en éloignant ou en intimidant un mari incommode. Les Russes ont bien des anecdotes sur la troisième section. Au milieu de tous ces récits d’hommes ou de femmes soudainement disparus, la légende est difficile à distinguer de l’histoire. Ce que l’observateur peut voir partout, ce sont les effets pratiques de cette longue souveraineté de la police, ce sont les empreintes marquées par elle sur la société et le caractère russes.

La troisième section a nourri, chez les Russes, l’esprit de défiance et par suite l’esprit de frivolité. La crainte de se compromettre, qui corrompait toutes les relations sociales, a longtemps fait déserter les études, les conversations, les idées sérieuses. De là, en grande partie, la futilité d’une société obligée de ne rien dire, pour être en sécurité ; de là, l’inertie intellectuelle ou l’apathie morale d’hommes contraints à ne pas trop s’intéresser à leur pays, de peur de s’exposer à d’inutiles périls. Un des défauts le plus souvent reprochés au caractère slave, au caractère russe, appartient ainsi au régime politique.

Sous le règne libérateur d’Alexandre II, l’esprit public était devenu à la fois plus libre et plus sérieux. On parlait, on causait en Russie, et ce n’était pas là le moindre signe de progrès. Au milieu de tout ce mouvement, en dépit des hardiesses de langage qui se rencontraient çà et là, on découvrait encore, même avant la réaction des dernières années, bien des traces de l’ancienne timidité, de