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ment avait démontré qu’en pareille matière la multiplicité, loin d’être une force, était une faiblesse. Dans les grandes villes, dans la capitale notamment, il y avait trois polices, celle du ministère de l’Intérieur, celle de la chancellerie impériale, celle de la ville ; et ces trois polices, les deux premières surtout, agissant indépendamment et isolément, s’embarrassaient et se paralysaient l’une l’autre au lieu de s’entr’aider. L’État, sous leur garde, éprouvait les mésaventures « de l’enfant à cinq bonnes » du dicton russe. Il arrivait parfois que les deux polices rivales se mettaient mutuellement sur une fausse piste, et perdaient leur temps à se faire la chasse l’une à l’autre. Leurs agents, qui ne se connaissaient point, se trouvaient naturellement des allures suspectes, ils se surveillaient et se fiaient réciproquement. Un des ministres de l’empereur Alexandre II me racontait à Saint-Pétersbourg que, au beau milieu de la crise nihiliste, on avait vu les deux polices se poursuivre l’une l’autre, et les gendarmes de la troisième section, se flattant d’avoir fait une capture importante, arrêter comme des conspirateurs leurs collaborateurs inconnus du ministère de l’Intérieur. On conçoit le dépit du pouvoir devant cet imbroglio de comédie en un moment aussi tragique. Pendant que les limiers des deux polices se donnaient ainsi le change, le gibier révolutionnaire courait en liberté ou reposait tranquillement au fond de ses terriers. Alexandre II a mis fin à de pareilles mystifications en réunissant les deux meutes dans un même équipage, conduit par le même piqueur.

La double police, inventée par l’empereur Nicolas, n’était guère bonne qu’à multiplier les dénonciations et l’espionnage. Cette bizarre combinaison avait, du reste, un autre défaut, que le nihilisme a mis en lumière. Pour que la troisième section pût toujours agir d’une manière indépendante des autres administrations, il eût fallu lui donner des moyens d’action particuliers ; son personnel de gendarmes et d’agents secrets ne lui en pouvait toujours tenir