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toute sorte opposées à une administration régulière par l’étendue de l’empire, par la variété des races, par l’ignorance des habitants : la concussion a été d’autant plus générale qu’elle avait devant elle une plus vaste et plus libre carrière.

À la tête des causes de vénalité communes à la Russie et à d’autres pays, vient d’abord le salaire peu élevé des fonctionnaires. Dans beaucoup de branches d’administration, l’insuffisance du traitement était si notoire qu’elle équivalait à une autorisation de recourir à des bénéfices illicites. De là l’indulgence des supérieurs, de là l’indulgence même du public pour des fonctionnaires, pour des pères de famille obligés, par l’exiguïté de leur solde, à se procurer des revenus accessoires. Quand les services rendus au nom de l’État ne sont pas suffisamment rétribués par le trésor public, c’est aux particuliers qui les réclament où en bénéficient, à les solder. L’administration, la police, la justice, avaient leur casuel tout comme le clergé. Le fonctionnaire acceptait une gratification pour l’accomplissement de ses fonctions, avec la même bonne grâce et la même bonne conscience que le prêtre qui, pour un baptême ou un mariage, perçoit les droits d’usage. A-t-on besoin d’un passeport, d’un certificat, d’une pièce quelconque dans une administration, il faut, si l’on ne veut attendre indéfiniment, accompagner sa demande d’un billet de telle ou telle couleur, suivant l’importance de l’afFaire et le rang du tchinovnik. A-t-on un fils appelé au service, et prétend-on faire valoir quelque motif d’exemption, il est prudent d’intéresser au sort du jeune homme le fonctionnaire ou le médecin chargé de l’examiner. « Je sais que tu es malade, disait un médecin à un conscrit de Viatka » mais sans argent je te déclare valide[1]. » En Russie, parler de la sorte, c’est presque agir en honnête homme ; le malhonnête

  1. Viatskaia Nesaboudka ou Mémento de Viatka, volume analysé par M. L. Léger. Nouvelles Études slaves, 1880.