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pression du règne de Nicolas qu’à l’aide de la connivence salariée des employés, qui laissaient secrètement circuler les livres prohibés de l’étranger et les feuilles révolutionnaires de Herzen et de l’émigration. Le rouble fermait les yeux du douanier et bouchait les oreilles de l’ispravnik. La pensée moderne eût étouffé dans sa prison aux fenêtres murées, si elle n’eût pu respirer un peu de l’air du dehors à travers l’immonde égout, qui seul lui demeurait ouvert. On a dit que le régime russe était le despotisme tempéré par l’assassinat ; il eût peut-être été plus juste de dire l’absolutisme tempéré par la vénalité.

Quelles sont les causes de cette corruption administrative ? On en rejette souvent la faute sur le caractère national, sur une prétendue immoralité russe ; c’est là une allégation gratuite qui n’explique rien[1]. Si, en matière d’argent, l’honnêteté privée est plus rare en Russie qu’en France ou en Allemagne, c’est l’effet, plutôt que le principe, de la dépravation publique. Les abus administratifs y ont des causes diverses, les unes propres à la Russie, les autres qui lui sont communes avec tous les États où se rencontre le même mal. Parmi les premières, on pourrait ranger les origines impures de la bureaucratie russe, primitivement formée par des aventuriers de toutes nations, plus avides de gain que d’honneur, en sorte que depuis Pierre le Grand le vol et la fraude y ont été de tradition. Il faut ensuite tenir compte de l’influence démoralisatrice du servage sur toutes les classes de la société, des mœurs du despotisme oriental, plus ou moins persistantes sous les réformes européennes. Il faut enfin songer aux difficultés de

  1. On connaît ce passage d’une lettre de J. de Maistre au prince Koslovski (19/24 oct. 1815) : « Je ne sais quel esprit de mauvaise foi et de tromperie circule dans toutes les veines de l’État. Le vol de brigandage est plus rare chez vous qu’ailleurs, parce que vous n’êtes pas moins doux que vaillants, mais le vol d’infidélité est en permanence. Achetez un diamant, il y a une paille, achetez une allumette, le soufre y manque. Cet esprit, parcourant de haut en bas les canaux de l’administration, fait des ravages immenses. »