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Les Russes ont eu devant eux une tâche double et comme inconciliable : emprunter la civilisation européenne et en même temps la porter dans des pays déserts. Ils ont eu à la fois une nation à élever, un sol à défricber. Cette colonisation, il la leur a fallu faire dans les circonstances qui partout répugnent le plus à l’expansion coloniale, avec des armées permanentes et un long service militaire, avec une étroite centralisation et une bureaucratie omnipotente. C’est cette sorte de contradiction, bien plus que l’infériorité du sol ou du climat, qui a rendu leur développement moins rapide et surtout moins fécond que celui de l’Amérique du Nord ; c’est elle qui a éloigné de la steppe l’émigration européenne, et qui désormais l’en écartera toujours. La Russie a beau posséder des deux côtés de l’Oural d’admirables terres qui n’attendent que la charrue, les colons de l’Occident ne se dirigeront point vers elle. Ses voisins mêmes du Nord Scandinave lui préfèrent le far-west américain et les déserts du Canada.

La Russie est un pays de récente colonisation ; c’est là, j’ose le répéter, une des choses qu’il ne faut jamais perdre de vue. Beaucoup de ses étrangetés, beaucoup de ses défauts privés ou publics viennent de ce simple fait. De là en partie, ce qu’il reste d’inculte dans la culture de tant de Russes ; de là aussi, chez beaucoup d’entre eux, ce mélange troublant de goûts raffinés et d’instincts sauvages, et cette superficialité dans tout ce qui n’est que le luxe de l’intelligence et de la civilisation. Ces disparates se retrouvent plus ou moins chez les Américains et dans tous les pays neufs, où la civilisation trop jeune et trop rapide a quelque chose de mal équilibré.

La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette opposition peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne ; c’est un Janus à double