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pour préserver d’une maladie, l’inocule. On pourrait dire que, avec la commune russe, le communisme, ou mieux le socialisme agraire, a été inoculé à la Russie, — que, grâce au mir, il circule inconsciemment dans ses veines et dans son sang. Le virus, à cette dose, restera-t-il toujours inoffensif ? Sera-ce un préservatif contre la contagion du dehors, ou, au contraire, déterminera-t-il un jour, dans l’organisme social, des désordres inattendus et des troubles graves ? L’avenir nous l’apprendra. En attendant, c’est là, pour les sociétés, un mode de traitement dont les gens prudents n’oseraient leur conseiller l’essai, de peur de leur faire prendre le mal dont on prétend ainsi les défendre.

Aujourd’hui même qu’il ferme l’oreille aux prédications révolutionnaires, le moujik ne se contente pas toujours d’attendre patiemment, de la bonté du tsar, de nouvelles allocations de terres. En passant près des biens de son voisin le pomechtchik, il leur jette souvent de côté un regard de convoitise[1]. Parfois même, dans ses démêlés avec les propriétaires riverains, le paysan cherche à étendre, à leurs dépens, le domaine du mir. Sous l’empereur Alexandre III qui, lors de son sacre, a eu la loyauté d’avertir les délégués des paysans que la question de propriété était définitivement réglée, il y a eu, en diverses provinces, des émeutes agraires. Pour les réprimer, il a fallu plusieurs fois faire intervenir la troupe ; l’autorité a profité des lois édictées contre les révolutionnaires pour faire passer les chefs des paysans devant

  1. « Qu’est-ce qu’on fera des terrains incultes ? demandait un paysan à H. Prougavine. — Quels terrains incultes ? — Et cela s’entend, les terrains que détiennent les riches ; est-ce qu’ils ne nous reviendront pas ? Est-ce qu’il n’y aura pas de partage ? » — Et un autre moujik disait au même investigateur : « On dit qu’il y aura une distribution pour les paysans, une petite augmentation de terre. — Et où prendrait-on de la terre pour cette distribution ? — C’est vrai, où la prendrait-on ? Ce serait donc les riches… un petit peu pour que tous en aient un morceau. — Comment serait-ce juste de prendre aux uns pour donner aux autres ? — Non vraiment » ; puis, après une pause : « On dit qu’en échange on donnerait de l’argent aux seigneurs. » Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1883, une étude de M. de Vogüé ; d’après M. Prougavine. (Rousskaïa Myst, déc. 1881-janv. 1882.)