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indéfinie pour faire vivre un mode de propriété, ce n’est au fond que reculer la difficulté. Quel que soit le mode de tenure du sol, les hommes ne sauraient tous être largement pourvus de terres que là où il y a beaucoup de terres et peu d’habitants.

Je terminerai cette étude, exempte de tout parti pris, par une dernière remarque. À Pétersbourg et à Moscou, l’on se flatte qu’en conservant le domaine communal du paysan, à côté du domaine héréditaire du noble ou du marchand, la Russie échappera aux luttes de classes qui troublent l’Occident. C’est là, pour beaucoup de Russes, une sorte d’axiome incontesté ; mais, sur ce point encore, nous craignons qu’ils ne se fassent illusion. S’il n’y a point aujourd’hui de luttes de classes en Russie, d’antagonisme conscient et déclaré, entre le propriétaire et l’ouvrier, entre le travail et le capital, cela tient moins à l’existence du mir qu’à l’état social, religieux, intellectuel, du peuple. Le jour où viendraient à lever les semences révolutionnaires que tant de jeunes mains travaillent à répandre, ce jour-là, le mode de propriété, tant vanté des slavophiles, serait pour la société russe un bien faible palladium. Le mir, tel qu’il existe aujourd’hui, avec toute une classe de propriétaires fonciers en dehors de lui, a en effet un grave inconvénient social, l’inconvénient de partager la population rurale, comme la propriété, en deux catégories, en deux classes nettement tranchées. Tandis qu’en France il y a, du plus grand au plus petit détenteur du sol, une chaîne continue et graduée de propriétaires, de tout rang et de toute fortune, en Russie, le grand propriélaire, le pomêdilchik, qui demeure en dehors du mir, est entièrement séparé des communes de paysans ; par là même, il est en quelque sorte désigné à leur jalousie et peut-être un jour à leurs convoitises. L’un des défauts de la commune russe, qu’on nous représente comme le plus sûr obstacle à la division de la société en classes hostiles, c’est précisément de cou-