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si elles peuvent vivre en Russie ou ailleurs, les communautés agraires ne le feront qu’en s’adaptant à la liberté individuelle, et par suite à une certaine inégalité.

Quant à croire, avec tant de Russes, qu’il y ait là une solution complète et rationnelle de ce qu’on appelle le problème social, c’est une erreur manifeste. Peut-être serait-ce une solution dans un pays primitif, encore tout rural et agricole, tel que l’a été longtemps la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitants de nos capitales ? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos villes ? et, grâce à l’industrie et au commerce, grâce au développement même de l’aisance, les villes iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population. Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier urbain, et ce que certains Russes nous offrent pour remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes.

En Russie même, la propriété collective peut-elle jamais atteindre les hautes destinées que rêve pour elle plus d’un patriote ? est-il possible que dans le vieil empire slave, préservé par son isolement géographique et historique de la contagion occidentale, le mir moscovite serve de fondement à une civilisation nouvelle, originale, exempte des vices de la civilisation classique, pure des taches du salariat, du prolétariat, du paupérisme ?

Selon certains Russes, en effet, la Russie n’a qu’à demeurer fidèle à son histoire et à sa commune rurale pour donner naissance à une société aussi brillante, aussi prospère et autrement harmonieuse et saine que celles d’Occident, à une société dégagée des luttes de classes et libre de tous les principes morbides qui, à les en croire, mena-