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À cet égard, tous les raisonnements spéculatifs, tous les calculs prophétiques des adversaires de la tenure individuelle, du nihiliste Tchernychcvski à l’aristocrate prince Vasiltchikof, seraient démentis par les faits, demain en Russie, comme ils le sont aujourd’hui en France[1]. Dans les circonstances présentes, avec les conditions économiques spéciales à l’agriculture russe, avec les conditions faites à l’agriculture européenne par la concurrence du Nouveau Monde, avec les lois de succession qui à chaque génération coupent et morcellent le sol, la chute des communautés de village ne saurait tourner en Russie, comme jadis en Angleterre, à l’expropriation de la grande majorité des paysans. C’est là, pour nous, un fait indubitable ; mais, en dépit de toutes leurs exagérations, les défenseurs du mir restent en droit de demander si, les circonstances actuelles venant échanger, le moujik ne serait pas heureux de retrouver un jour dans sa commune une barrière contre les envahissements des grands domaines.

Un des caractères, en effet, les plus saillants des communautés de village, c’est qu’elles offrent au peuple des campagnes une véritable protection contre la concurrence du dehors, contre les classes urbaines et industrielles, contre ce que, en Russie non moins qu’ailleurs, on se plaît à nommer l’accaparement du capital. Aujourd’hui même, dans la compétition naturelle de la grande et de la petite propriété, le régime communal russe est pour celle-ci un utile auxiliaire. Grâce à lui, la lutte entre les deux adversaires n’est pas égale. Actuellement, la petite propriété a, dans le mir, un retranchement derrière lequel son antagoniste ne peut l’atteindre, tandis que la grande propriété, dépourvue du rempart des majorats, combat à découvert, exposée,

  1. Dans sa critique de Stuart Mill, Tchernychevski a prétendu démontrer mathématiquement que, après la suppression de la communauté, il suffirait de trois générations pour que plus de la moitié des habitants d’un village ne possédassent ensemble qu’un dixième du sol, partagé primitivement entre les diverses familles.