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mes, aussi compactes, aussi isolées des classes cultivées, ne saurait être accompli en quelques années. Les écoles mêmes, alors qu’on les pourrait multiplier autant que l’exigent les besoins, seraient impuissantes à effectuer seules une telle transformation. Pour y parvenir, il faut que, du fond même du peuple, parmi les moujiks naguère émancipés, il surgisse une classe nouvelle, une élite relativement aisée et instruite, capable de profiter des lumières et des exemples d’en haut, pour les répandre autour d’elle. Il faut que, dans les villages, se forme, ce qui manque encore plus aux campagnes qu’aux villes russes, une sorte de tiers état, une vraie classe moyenne, servant d’intermédiaire entre les anciens pomêchtchiks, aujourd’hui isolés, et la foule des moujiks encore illettrés. La création d’une pareille classe villageoise, à la fois aisée et instruite, n’est pas moins indispensable, au point de vue politique, si la Russie prétend avoir un gouvernement libre, qu’au point de vue économique, si elle veut élever ses produits agricoles au niveau de ses ressources naturelles. Or, la Russie semble posséder le germe de cette future bourgeoisie rurale dans l’élite des paysans qui aujourd’hui acquièrent le sol à titre individuel. On distingue ainsi, depuis quelques années, dans les campagnes russes, un élément nouveau auquel l’avenir paraît réserver un rôle considérable[1]. Ce doit être le noyau d’une classe moyenne rurale, composée de pro-

  1. Malgré leurs achats répétés, le nombre total des paysans, parvenus à la propriété individuelle, est encore très faible ; mais il ne cesse de s’accroître. Dans les huit gouvernements de la zone agricole centrale, les paysans propriétaires à titre individuel n’atteignaient pas encore, vers la fin du règne d’Alexandre II, le chiffre de 57  000, ce qui n’était guère que le double du chiffre des propriétaires nobles (25  000). Si l’on regarde l’étendue de la propriété personnelle, les 4/5e (80 pour 100) appartiennent encore à la noblesse. 11 pour 100 aux marchands, 2 pour 100 aux méchtchanes et 7 pour 100 seulement aux paysans. Parmi ces derniers, aucun n’était encore compté comme grand propriétaire, mais plusieurs étaient déjà classés comme moyens propriétaires, c’est-à-dire possédaient individuellement de 100 à 1000 desiatines. L’étendue moyenne des terres personnelles de chaque paysan était dans cette région d’une quinzaine d’hectares environ. (Statistika pozelm sobsivennosti, etc., I, Saint-Pét., 1880.)