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dehors de son champ. Que seraient, dans ce cas, devenues les propriétés laissées à la noblesse, et par quelles mains eussent-elles été cultivées ? Où le commerce, où l’industrie, comme la grande propriété, eussent-ils pris les bras dont ils avaient besoin ? Or, en dépit de la modicité du nadêl des paysans, en dépit des impôts qui les obligent à chercher en dehors de leur champ un travail agricole ou industriel, presque toutes les régions de l’empire se plaignent du manque de bras et, chose à noter, celles où l’on s’en plaint le plus, sont souvent celles où l’on a le plus à déplorer la petitesse du lot du moujik.

À l’extension du lot des paysans, telle que la désireraient certains publicistes qui semblent réclamer de nouvelles lois agraires, il y a un autre obstacle ; c’est qu’en beaucoup de provinces, et précisément dans les plus riches, dans presque toute la zone du tchernoziom en culture régulière, il n’y a matériellement pas assez de terre pour constituer, à chaque paysan, ce que des publicistes de Pétersbourg appellent un lot normal, et naturellement il y en aura encore moins dans vingt ans. Un tel desideratum se heurte à une impossibilité physique, qui défierait toutes les lois agraires du monde[1].

En réalité, dans leurs spéculations sur les dimensions du nadêl des paysans, beaucoup d’écrivains russes partent à leur insu d’un principe, chez eux trop facilement admis comme un axiome, c’est qu’avec la propriété collective, rien de plus aisé que d’assurer à chacun l’aisance et le bien-être. Au premier abord cela semble seulement une affaire de répartition, on oublie que la propriété commune n’accroît ni l’étendue, ni la fécondité du sol ; on oublie que le capital et la science peuvent seuls arracher à la terre tout ce que la terre peut rendre.

  1. Cette vérité me semble avoir été démontrée par M. D. F. Samarine dans l’organe slavophile de Moscou, la Rouss de M. Aksakof (nov. 1880, cf. le no 12, 31 janv. 1881). M. Ianson, dans le journal l’Ordre (Poriadok), et dans la nouvelle édition de son Opyt, etc. (1881), s’est lui-même défendu d’avoir prétendu fixer, pour les lots du paysan, un minimum normal absolu.