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face ; le sombre lot de la femme du moujik est la seule chose que Dieu ait oublié de changer. » Et ailleurs une héroïne villageoise du même poète s’écrie : « Dieu a oublié l’endroit où sont cachées les clés de l’émancipation de la femme[1]. » Les chants populaires du paysan portent des traces discrètes des douleurs que d’ordinaire la femme étouffe dans son sein. Dans la Petite comme dans la Grande-Russie, les chants mêmes des fiançailles et des mariages, les Svadebnyia pèsni, encore si pleins d’une vivante et naïve poésie, ces dialogues rythmés avec chœurs, qui forment comme une sorte de drame à plusieurs personnages, joué par les gens de la noce, montrent partout l’empreinte des tristesses et des craintes de la fiancée devant « le ravisseur étranger, devant le Tatar ou le Lithuanien », qui vient la dérober ou l’acheter aux siens[2].

Quelles que soient l’antiquité et la forme traditionnelle de ces poèmes rustiques, transmis de génération en génération, ces terreurs de la nouvelle épouse et de ses compagnes ne sont pas seulement un legs lointain d’un passé barbare, où la femme était la proie d’un ravisseur ou l’objet d’un marché. Sous toutes ces allégories et ces images, à travers tous ces rythmes harmonieux, respire une anxiété trop souvent sincère et justifiée. Dans les poésies populaires les plus modernes, chez les Petits-Russiens comme chez les Grands-Russiens, chez le libre Cosaque comme chez l’ancien serf, partout la jeune fille exprime en touchantes lamentations son chagrin de quitter la maison paternelle où l’on était souvent, cependant, si peu tendre pour elle, son regret d’échanger sa liberté de jeune fille pour les sujétions

  1. Nékrasof, Otetcheslvennyia zapiski, janvier 1874. Dans une élégie du même écrivain, qui s’est attaché à peindre les souffrances de la vie populaire, un paysan, pleurant sa femme, dit en cherchant à se consoler : « Je ne la grondai jamais sans motif, et, quant à la battre, je ne l’ai presque jamais battue, hormis quand ma tête était prise de boisson. »
  2. Terechenko, Byt routskago naroda, t. H. — Rybnikof, Pesni sobrannyia P. N. Rybnikouym, t. III. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e ed., p. 263-290.