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famille et son droit de répression vis-à-vis des enfants comme vis-à-vis de l’épouse. Dans la noblesse, cette puissance paternelle s’est usée et émoussée au long frottement de l’Occident et de l’individualisme moderne ; il n’en reste guère que quelques rites extérieurs, comme ce touchant usage slave qui, après chaque repas, fait baiser aux enfants la main de leurs parents. Dans le peuple, chez le paysan et aussi chez le marchand, les vieilles traditions avaient jusqu’ici survécu. Chez ces deux classes, les plus nationales de la Russie, la famille était restée, jusqu’au dernier quart du dix-neuvième siècle, plus fortement constituée qu’en aucun pays de l’Europe. À cet égard comme à bien d’autres, on peut dire que la Russie était naguère encore aux antipodes morales des États-Unis d’Amérique, tant l’autorité paternelle mettait d’intervalle entre deux familles, ayant l’une et l’autre pour base l’égalité des enfants.

Chez le peuple russe, la puissance paternelle s’appuie sur un sentiment religieux et se lie au respect des vieillards. Aucune nation n’a mieux, sous ce rapport, gardé les simples et dignes mœurs du passé. Le Russe du peuple salue les hommes d’un âge supérieur au sien des titres de père ou d’oncle ; en toute circonstance, en public comme en particulier, il leur témoigne une pieuse déférence. Ce respect de la jeunesse pour la majesté et l’expérience de l’âge était naguère le fondement du self-government intérieur des communes de paysans. « Où sont les cheveux blancs, là est la raison, là est le droit », disent avec mainte variante de nombreux proverbes populaires. D’un vieillard, de son père en particulier, le Russe supportait tout avec soumission. Dans une rue de Moscou passaient, un jour de fête deux moujiks, l’un dans la maturité de l’âge, l’autre déjà courbé sous le poids de la vieillesse. Ce dernier, qui paraissait pris de boisson, accablait son compagnon de reproches et aux injures ajoutait les coups. Le plus jeune, le plus vigoureux le laissait faire, n’opposant aux violences du vieillard que des excuses ou des prières,