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Russie. L’acte de libération n’y a rien changé. Loin d’abroger ce régime agraire, le gouvernement en a tiré parti pour la mesure la plus difficile de l’émancipation, pour le rachat des terres allouées aux paysans. La tenure du sol étant le plus souvent collective, le rachat, au lieu de se faire individuellement, a été fait d’ordinaire par communes. C’est le village entier, et non l’individu ou la famille, qui reste solidairement responsable des redevances de rachat vis-à-vis de l’État ou du seigneur. Grâce à cette nouvelle solidarité, ajoutée à l’ancienne charge solidaire des impôts directs, on pourrait dire qu’au lieu de renverser la vieille commune russe avec la propriété collective, l’émancipation l’a temporairement fortifiée en intéressant le fisc à son maintien, jusqu’à l’entier payement de la rançon du servage.

Le respect de l’antique mode de tenure du sol a singulièrement aplani, pour le paysan, le passage de la servitude à la liberté. En de telles conditions, l’affranchissement ne pouvait avoir brusquement toutes les conséquences, tous les dangers ou tous les avantages qu’il aurait eus avec des institutions nouvelles. En devenant indépendant du propriétaire noble, le moujik est tombé dans la dépendance de sa commune. Par là le lien, qui enchaînait le paysan à la terre, à la glèbe, n’a pas été entièrement rompu, ou a été en partie renoué. La propriété indivise et l’impôt solidaire sont comme une double chaîne qui, en retenant les paysans dans la commune natale, les fixe encore au sol : s’ils ne sont plus légalement attachés à un maître, ils sont toujours légalement attachés les uns aux autres. Leur liberté comme leur propriété est, dans une certaine mesure, collective et indivise ; dégagés des lisières du servage, ils peuvent difficilement se mouvoir en dehors de la communauté. S’ils n’avaient le droit de se donner mutuellement congé, et si l’exercice de ce droit n’avait été récemment étendu, l’on pourrait comparer les serfs émancipés à un troupeau délivré du berger, mais dont les animaux, liés