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libérant les serfs sans leur attribuer une part du sol, on eût donné un bien autre aliment aux revendications agraires, de bien autres armes à la propagande révolutionnaire[1].

Déçu dans toutes ses espérances, dépouillé du champ sur lequel il se croyait un droit imprescriptible, le moujik, cessant d’avoir foi dans le pouvoir paternel du tsar, eût pu devenir la proie des émissaires anarchistes. Si les lois agraires ont pu éveiller dans le peuple de vagues convoitises, c’est peut-être grâce à elles que, durant les dernières années, les insidieux appels des socialistes, conviant la plèbe rurale « à la terre et à la liberté », n’ont pas trouvé plus d’écho dans l’izba enfumée du paysan, que, malgré les sinistres menaces de certains propagandistes, les campagnes russes n’ont pas encore eu leur Jacquerie ou leur landleague à l’lrlandaise.

Rien ne pouvait empêcher le serf émancipé de rêver une sorte de millénium et de paradis terrestre, d’attendre du tsar, avec une confiance naïve, comme une seconde rédemption ; mieux vaut encore que, pour ces chimériques espérances, il compte plus sur la toute-puissance et la générosité de l’empereur que sur les fallacieuses promesses des agents révolutionnaires.

Les nihilistes ont pris soin d’entretenir dans le peuple des idées et des aspirations que le temps eût peut-être déjà étouffées, si elles n’avaient été habilement attisées par des mains intéressées. Depuis la dernière guerre d’Orient, durant les complots de 1878 à 1882 surtout, les agitateurs n’ont cessé de répandre, dans les campagnes, le bruit d’une nouvelle et prochaine distribution de terres ; sur quelques domaines, les paysans ont même tenté de pro-

  1. Les brochures révolutionnaires, destinées au peuple, insistent spécialement sur la petitesse et la cherté des allocations territoriales concédées aux paysans. Dans un pamphlet, analysé par M. Ralston (Nineteenth Century, mai 1877) et intitulé : Du feu dans la flamme, on s’efforce de démontrer au moujik que sa situation est pire qu’au temps du servage, que bientôt il tombera dans une misère pareille à « celle du peuple anglais, que les riches ont dépouillé de ses terres et réduit au rang d’esclave ».