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En revanche, ces anciens serfs, qui témoignent au pomêchtchik tant de déférence, sont loin d’être toujours fidèles aux engagements qu’ils ont pris vis-à-vis de lui. Ils ont encore peine à comprendre que les travaux, dont ils se sont volontairement chargés, doivent être exécutés avec ponctualité. Le respect des conventions, l’obligation qu’impose un contrat n’est pas d’accord avec l’idée que le moujik se fait de la liberté ; son sans-gêne à cet égard est devenu une des plaies de la vie rurale. Par une contradiction fréquente chez les natures simples, l’homme qui, par le fait d’être libre, se regarde volontiers comme dispensé de toute obligation envers autrui, se croit parfois encore le droit d’user des anciens privilèges du serf. A-t-il besoin de bois, il en coupe sans scrupule dans la forêt seigneuriale. Comme, avant l’émancipation, il est disposé à recourir en toute circonstance à la bourse du propriétaire. A-t-il une vache malade, un cheval blessé, il vient naïvement demander à son ancien maître de lui en donner un autre à la place, oubliant que ce dernier n’est plus tenu à rien vis-à-vis de lui.

La divergence des intérêts, la différence d’éducation, jointes aux malsaines excitations du dehors, ne peuvent-elles un jour mettre les propriétaires et les paysans en lutte ouverte, amener les deux classes rurales à un antagonisme, d’autant plus périlleux qu’entre elles il y a moins d’intermédiaire ? — C’est là un des secrets de l’avenir.

Si, entre les propriétaires et les paysans, le servage a laissé peu de rancunes, l’émancipation a peut-être jeté entre eux, pour l’avenir, un obscur germe de désaffection et de convoitises. Le moujik, nous devons le rappeler en terminant, se montre rarement satisfait du lot de terre que lui a valu l’émancipation. Au lieu d’apaiser son goût pour la propriété, le manifeste impérial de 1861 n’a fait qu’en éveiller et en exciter chez lui l’appétit. Le compromis, imposé par l’autocratie au maître et au serf, n’a, pour ce dernier et pour ses enfants, rien de définitif, rien