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etl’ignorance du paysan font obstacle à la plupart des procédés imaginés pour venir à son secours[1].

À tout prendre, le moujik est aujourd’hui dans une période de transition : il n’a pu encore se défaire des défauts de la servitude, et il y ajoute certains des défauts de la liberté. Longtemps courbé sous le joug, il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas entièrement redressé, qu’il ne sache pas toujours se conduire en homme libre, qu’avec la responsabilité morale il ignore trop souvent la dignité personnelle. Rien de surprenant si, au point de vue intellectuel et à l’égard de l’instruction, les progrès du moujik n’ont pas été plus rapides ; cela ne tient pas seulement à l’insuffisance des écoles et au défaut de ressources de l’État, des provinces, des communes rurales : cela tient en partie à l’énorme épaisseur des couches populaires, et au manque de classe intermédiaire pour aider à en atteindre le fond.

Les portraits ou caricatures que l’on fait du moujik affranchi, au dedans ou au dehors de la Russie, ne peuvent faire mal augurer de son avenir. Que l’on se rappelle ce qu’était, sous notre ancienne monarchie, le paysan français, cet animal à deux pieds et à face humaine de La Bruyère, tel que le laisse voir Fléchier dans ses Grands jours d’Auvergne, tel que le montre l’Anglais Young à la veille même de la Révolution. Il n’y a certes pas là de quoi faire honte au moujik, ou de quoi faire désespérer de la civilisation russe. Je connais des pays, l’Égypte par exemple, où l’homme des champs, le fellah, tout libre qu’il soit nominalement, paraît si abaissé par une oppression de soixante siècles qu’on se demande, malgré soi, s’il lui reste la force de jamais se relever. En Russie, le paysan n’éveille jamais de telles pensées.

En dépit d’une servitude séculaire, le moujik émancipé

  1. Sous Alexandre III, on a récemment fondé dans ce dessein plusieurs banques populaires.