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au besoin, de trancher leurs différends, sauf confirmation d’une chambre provinciale. Il semble que ces arbitres, désignés par les propriétaires et pris dans leurs rangs, aient dû être enclins à favoriser les intérêts de leurs pareils. Il n’en fut rien, au début du moins ; par un phénomène qui fait honneur à la noblesse russe et qu’expliquent en partie la générosité et la mobilité du caractère national, ces élus des propriétaires, dont la majorité était hostile à la dotation territoriale des serfs, prirent leur rôle d’arbitres si fort au sérieux qu’ils se firent maintes fois accuser de partialité envers les paysans[1]. Par malheur pour le moujik, à ces premiers arbitres, sortis de la portion la plus généreuse de la noblesse, succédèrent bientôt des hommes animés d’un tout autre esprit, qui ne se firent pas scrupule de sacrifier les intérêts du paysan et d’appliquer les règlements locaux contrairement aux intentions du législateur.

Les chartes réglementaires une fois arrêtées (et presque toutes, 110 000 sur 112 000 le furent dans le délai prescrit), les paysans, devenus libres et mis en jouissance de leurs terres, restaient redevables au seigneur d’une rente perpétuelle en argent ou en travail. Une telle situation rappelait trop le servage pour être définitive ; en réalité, la plupart des chartes réglementaires n’ont guère fait que consacrer les arrangements existant avant l’émancipation, et, comme avant l’émancipation, le tenancier devait au barine la corvée ou l’obrok. La différence, c’est que, depuis 1863, ces redevances en travail ou en argent ont été librement débattues par les parties ou légalement fixées par les règlements locaux. Un tel régime ne pouvait être regardé

  1. « Les arbitres de paix, sortis de la noblesse, même les anciens membres des comités provinciaux, se sont complètement transformés dans leur nouvelles fonctions ; en y entrant ils ont non seulement rejeté mais bien vite oublié tout le passé. Le désir de conquérir de la popularité parmi la masses a si bien triomphé des anciennes aspirations, que les assemblées de paix sont inondées de plaintes de la part des propriétaires contre les arbitres de paix, pour leur partialité envers les paysans, tandis qu’il est presque sans exemple que le paysan se plaigne de leur partialité pour les propriétaires. » (Lettre de G. Samarine à N. Milutine, du 17 août 1862).