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soit obligé de dédommager l’ancien seigneur qui la lui abandonne.

Lorsque fut publié le manifeste du 19 février 1861, indiquant les conditions de l’émancipation, les paysans ne purent cacher leur déception. Dans les églises, où se faisait du haut de la chaire la lecture du manifeste impérial qui leur annonçait la liberté, les paysans murmuraient tout haut ; plus d’un serf hochait la tête en s’écriant : Quelle liberté est-ce là[1] ? » Le désappointement était général ; en beaucoup de localités, les paysans se crurent mystifiés ; ils refusaient de croire à l’authenticité du manifeste. Sur plusieurs points, il y eut des troubles, et la police dut appeler à son aide des soldats qui en quelques villages furent contraints de faire feu. Pour ce peuple illettré et habitué par l’oppression à une incurable défiance, les balles des soldats étaient la seule démonstration suffisante de l’authenticité des édits impériaux[2].

Un disait dans les campagnes que le manifeste, lu dans les églises, était le manifeste des seigneurs, un faux acte d’émancipation, que le véritable acte officiel paraîtrait plus tard ; peut-être y a-t-il encore des moujiks qui l’attendent. Il en est assurément qui, dans les longues nuits d’hiver, rêvent d’un nouvel affranchissement, accompagné d’une nouvelle distribution de terres, cette fois gratuite.

Les paysans ont eu besoin de plusieurs années pour

  1. Mot cité dans les Mémoires d’un prêtre de campagne, publiés par la Rousskaïa Starina (janv. 1880). — « Durant la lecture du manifeste, disent ces Mémoires, les paysans baissaient la tête ; il était visible que de cette liberté-là ils n’attendaient rien de bon. Ils écoutaient le manifeste comme une sentence d’exil. » Dans plusieurs villages les curés se virent en butte à toute sorte de persécutions de la part des paysans qui les accusaient « de s’être laissé acheter par le seigneur et de cacher à leurs paroissiens les ordres du tsar. » Voy. les Souvenirs d’un prêtre de la Petite Russie (Kievskaïa Starina janv. fév. 1882).
  2. « Cette pauvre masse inculte, imbue d’une méfiance profonde pour tout ce qui l’environne, semblait stimuler le déploiement des troupes et aller au-devant des voies de fait, parce que jusqu’ici l’emploi de la force a été pour le peuple la seule garantie de la volonté suprême. » (Lettre inédite de Iouri Samarine à N. Milutine, 17 août 1862)