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domaine à un autre. Comment abroger cette institution ? En rendant au moujik le droit d’aller et de venir. Ainsi entendue, l’émancipation eût été une opération fort simple ; mais quels en eussent été les résultats ? Le paysan n’eût recouvré la liberté que pour tomber dans une situation souvent plus misérable qu’au temps de son esclavage. Le moujik fût resté pendant des années, des siècles peut-être, complètement exclu de la propriété : tout ce peuple de serfs émancipés eût formé une nation de prolétaires. Tel était le langage des partisans de la dotation territoriale, telle fut l’opinion qui triompha dans les commissions de rédaction, et devant le public comme près du souverain[1].

Dans ces vues, fort justifiables pour tout ce qui concernait l’affranchissement des serfs, perçait une haute ambition qui n’était pas exempte de toute illusion. On se flattait de l’idée de faire non seulement un peuple d’hommes libres, mais un peuple de propriétaires. Dans la presse et le public, on répétait que, pour se dérober aux maux des anciennes sociétés, il ne fallait pas tomber dans les maux des sociétés nouvelles, déshonorées par le paupérisme et le prolétariat. En donnant des terres aux serfs, on comptait échapper au prolétariat, et en évitant le prolétariat, on se

  1. Discours de l’empereur au Conseil de l’Empire, le 28 janvier 1861, reproduit par la Rousskaia Starina, de février 1880. Dans ce discours, l’empereur regrettait hautement la manière dont s’était faite l’émancipation dans les provinces baltiques et le royaume de Pologne. Pour la Pologne, l’insurrection de 1863 devait bientôt fournir au gouvernement l’occasion d’appliquer, à l’aide des mêmes hommes, à l’aide des Milutine et des Tcherkasski, les mêmes principes aux provinces de la Vistule. Voyez à ce sujet, qui ne peut trouver place ici, Un homme d’État russe (N. Milutine) d’après sa correspondance inédite, (Hachette, 1884} chap. x et xi.
    Quant aux provinces baltiques, la terre, conformément à un système en usage dans plusieurs contrées de l’Allemagne, a été divisée en deux catégories : le Hofland qui reste à la libre disposition de l’ancien seigneur, et le Bauerland qui ne peut être loué ou être vendu qu’à des paysans. La question agraire, plusieurs fois soulevée par les publicistes russes, a donné lieu, en 1882 et 1883, parmi les paysans lettes ou esthoniens, à une agitation non sans analogie avec celle de la Landleague en Irlande.