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dû comprendre à la fois des représentants des deux intérêts opposés, des représentants des serfs et des anciens seigneurs. Les premiers ne pouvant être appelés à statuer sur leur avenir, il y aurait eu injustice à remettre la délibération aux seuls propriétaires. Entre le paysan et le pomêchtchîk, il n’y avait qu’un juge naturel, un arbitre désintéressé, la couronne. C’était une de ces situations où une monarchie, élevée au-dessus de toutes les classes et fidèle à sa mission d’impartialité, est le tribunal le plus apte à rendre une sentence équitable.

Les assemblées de la noblesse des diverses provinces furent appelées à examiner la question et à donner leur avis ; mais la rédaction du projet de loi fut confiée à des commissions nommées directement par le souverain. Ces commissions furent composées en partie de hauts fonctionnaires, tel que Nicolas Milutine, le principal inspirateur de la charte des paysans, en partie de propriétaires ou experts, pris pour la plupart dans la minorité des comités provinciaux, tels que le prince Tcherkasski et George Samarinc, alliés et partisans de Milutine. Dans ces commissions de rédaction même, les défenseurs des intérêts seigneuriaux ne manquaient point ; ce ne fut pas sans luttes ardentes que la majorité, dirigée par Milutine et ses amis, parvint à faire triompher ses opinions et à les faire accepter du souverain[1].

Le projet, élaboré par les commissions, était bien autrement favorable au peuple que les vues adoptées par la majorité des assemblées de propriétaires. Les bases en furent même jugées si démocratiques que des influences de cour en firent modifier plusieurs clauses. Jusqu’à la fin du règne d’Alexandre II, une partie du monde officiel a tendu plus ou moins ouvertement à revenir sur certains des principes proclamés par la charte du 19 février 1861.

  1. J’ai raconté ailleurs, d’après la correspondance inédite de Miluline, de Tcherkasski et de Samarine, les luttes et les péripéties de l’émancipation. Voyez : Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite.