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dre Ier paraissait fait pour une telle œuvre : il la prépara par une expérience partielle en faisant libérer les serfs des trois provinces de la Baltique, les paysans esthoniens et lettons, peut-être les plus opprimés de tous, parce qu’ils sont d’une autre race que leurs conquérants et seigneurs allemands. L’empereur Nicolas, suivant l’exemple de son frère, allégea et relâcha autant que possible les liens qu’il n’osait rompre. L’émancipation était son rêve favori ; à la veille de 1848, il avait déjà formé, pour en préparer l’étude, un comité secret que la révolution de février vint dissoudre. Les déboires de la guerre de Crimée l’avaient, dans ses derniers jours, fait revenir aux mêmes projets. L’on assure qu’à son lit de mort Nicolas légua à son fils et successeur l’accomplissement de l’œuvre qu’il n’avait pu lui-même entreprendre. Ce fut peut-être du reste un bien pour l’empire que cette grande tâche n’ait pas été affrontée plus tôt : la préparation en fut plus mûrement étudiée, l’exécution plus hardiment conduite.

Une des choses qu’il importe de ne point perdre de vue, si l’on veut comprendre la transformation contemporaine de la Russie, c’est la part qu’y ont prise l’opinion et l’esprit public. La littérature, qui chez les peuples modernes ouvre toujours le chemin, les lettres sous toutes leurs formes, poésie, roman, drame, histoire, critique, avaient d’avance frayé la route ; elles n’avaient eu pour cela qu’à ramener l’attention des hautes classes vers le peuple et les mœurs populaires. Comme en Amérique, des romanciers furent les apôtres ou les prophètes de l’émancipation. La Russie a eu mieux que la Case de l’oncle Tom et les novels à tendances des femmes américaines ; elle a eu dans les Ames mortes, de Gogol, dans les Mémoires d’un Chasseur, d’Ivan Tourguénef, des tableaux d’une admirable vérité, et pour mieux dire des miroirs où, comme dans une glace polie, se reflétaient, sans altération du dessin ou de la couleur, le visage et la vie des serfs et des maîtres[1]. Les publicistes débattaient

  1. On pourrait dire que la Russie a eu également son Oncle Tom, dans les