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agir. Aujourd’hui que l’émancipation a dénoué ses liens, le géant peut de nouveau se mouvoir ; maisi longtemps chargé de chaînes, il n’a point encore retrouvé le libre usage de ses membres et n’a plus conscience de sa force. Ce n’est qu’après des années d’affranchissement, après plusieurs générations peut-être, que ce peuple asservi pourra, se reconnaître lui-même et montrer ce que l’avenir doit attendre de lui. Le paysan, courbé sous une servitude séculaire, n’a pu se redresser tout à coup ; sous l’affranchi. d’hier se sent encore le serf de la veille.

L’émancipation a été pour la Russie un événement capital, un événement sans analogue dans l’histoire des nations où le servage s’est effacé peu à peu. L’émancipation a été le point de départ d’une foule de changements et de réformes dans le domaine entier de la vie nationale ; mais cette grande révolution n’a pu en quelques années donner tous ses fruits. Cela se pouvait d’autant moins qu’en réalité cette vaste opération d’affranchissement n’est pas encore achevée ; elle est seulement en voie d’exécution et ne sera, entièrement terminée que dans les premières années du vingtième siècle. Jusque-là, l’étude du paysan libre est inséparable de l’étude du servage et des conditions mêmes, de l’affranchissement.

L’émancipation, opérée par l’empereur Alexandre II, n’a profité qu’à une moitié environ des paysans de l’empire. Les autres, appelés paysans de la couronne et établis sur les domaines de l’État, étaient regardés comme libres, bien qu’eux aussi fussent attachés à la glèbe et qu’ils pussent être considérés comme serfs du tsar ou de l’État. La grande masse des paysans russes se divisait ainsi en deux classes presque égales en nombre et qui, même après l’émancipation, sont demeurées distinctes. D’un côté les paysans de la couronne ou paysans libres, de l’autre les paysans des particuliers ou serfs, aujourd’hui affranchis. Entre ces deux catégories principales s’en plaçait une troisième, à