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de vue, dans leur opposition, et ce que l’un et l’autre ont d’outré. Si la littérature, en Russie, s’est singulièrement rapprochée du peuple, elle l’a trop souvent abordé avec des vues préconçues, n’y cherchant que ce qu’elle y voulait trouver. Les uns ont cru découvrir dans les secrètes profondeurs de l’esprit populaire des puissances cachées qu’ils opposaient à l’infécondité de la culture étrangère des hautes classes ; d’autres, plus dédaigneux ou plus superficiels, n’ont vu dans l’âme du peuple que ténèbres et barbarie, que vide et néant. Dans la vie pratique se rencontrent, à l’égard du paysan, les mêmes différences de point de vue, les mêmes contradictions que dans le monde littéraire. « Quel besoin avez-vous de vous intéresser à notre moujik ? » me demandait une dame sur le bas Volga : « c’est une brute dont on ne fera jamais un homme ! » et le même jour, sur le même bateau, un propriétaire me disait avec autant d’assurance : « Le paysan le plus intelligent de l’Europe, c’est à mon avis le contadino de l’Italie du Nord ; mais notre moujik lui rendrait des points. » Ainsi élevé par les uns, abaissé par les autres, on pourrait dire du paysan russe ce que Pascal dit de l’homme : Ni si haut, ni si bas.

L’intelligence du moujik n’est pas douteuse, ses panégyristes sont peut-être moins éloignés de la vérité que ses détracteurs ; mais cette intelligence a été entravée et comme garrottée par les événements. Il y a, dans les légendes russes, un géant d’une force prodigieuse, sorte d’Hercule ou de Samson rustique, appelé Ilya de Mourom, et souvent regardé comme une personnification du peuple et du paysan[1]. Ce colosse populaire n’a pu depuis longtemps montrer sa force ni son génie. Ilya de Mourom était réduit en servitude ; jusqu’à ces dernières années, il était enchaîné à la glèbe et ne pouvait librement marcher ou

  1. Voyez The Songs of the Russian People, de M. Ralston, et la Russie épique, de M. Alfred Rainbaud.