Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/416

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple de paysans est comme un œuf gigantesque qui n’est pas encore ouvert ; on ne sait ce qui en sortira, mais on en attend involontairement quelque chose de grand, parce qu’en dépit de la fable il semble qu’une montagne doive enfanter autre chose qu’une souris. On comprend le respect instinctif, la religieuse vénération d’un Russe devant cette secrète incubation, d’où dépendent toutes les destinées de la patrie.

Les Russes attendent volontiers du moujik une initiative nouvelle, une révélation politique ou sociale, une rénovation de l’Europe et de l’humanité. Les devins ou les prophètes, qui en annoncent la grandeur, peuvent d’autant plus librement prédire ce que dira, ce que fera ce sphinx populaire, qu’il n’a pas encore ouvert la bouche et n’est pas encore éveillé. Certes d’aussi hardies espérances peuvent n’être pas sans illusion. Il n’y en a pas moins là un mystère, un arcane intéressant hautement la civilisation, et l’on doit pardonner au patriotisme qui, à force de le méditer, y égare quelque peu sa raison.

Pour une partie des classes lettrés, l’homme du peuple est ainsi une divinité inconsciente, pareille à ces dieux enfants, à ces dieux embryonnaires de l’Egypte, dont la force divine est en puissance sans avoir encore été en acte, dont on adore l’énergie secrète avant qu’elle ait pu se manifester au dehors. Pour une autre école, l’homme du peuple, le paysan, n’est qu’une sorte de matière brute, de matière première humaine, une argile n’ayant de forme que celle que lui donnent les classes supérieures[1]. Il est inutile de montrer ce qu’ont de commun ces deux points

  1. Fadéef. Tchém nam byt : Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem. Ainsi s’exprimait un des plus remarquables défenseurs des tendances aristocratiques, le général Fadéer. Par opposition aux hautes classes, à la noblesse, qu’il appelle habituellement la couche cultivée, l’ingénieux écrivain désigne d’ordinaire le peuple sous le nom de force élémentaire (sikhiinaia sila) ou de matière plastique, de protoplasme ; et cette force élémentaire, il la regarde comme semblable à elle-même en tout pays et partout dénuée d’esprit propre, partout incapable de développement spontané.