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Le véritable privilège de la noblesse russe, celui qui, n’apparlenant qu’à elle seule, lui donnait un caractère distinctif, était le droit de posséder des terres habitées, c’està-dire des terres peuplées de serfs. L’émancipation a emporté ce privilège avec le servage, elle n’en a pu encore effacer les traces séculaires. C’est à cette prérogative que la noblesse a dû jusqu’à nos jours le monopole presque exclusif de la propriété territoriale, de la propriété individuelle et héréditaire. En dehors de ses mains il n’y avait au lendemain de l’émancipation que les immenses domaines de l’État et les terres récemment concédées aux paysans émancipés. Dans la langue courante, le terme de propriétaire, de pomêchtchik ou de zemlevladélets, demeure toujours synonyme de noble, de dvorianine. C’est de cette qualité de propriétaire individuel que le dvoriantsvo tire un de ses principaux titres aux sympathies des pays de l’Occident, où le même mode de propriété est en usage. Vis-à-vis du mougik, simple usufruitier d’un bien collectif, vis-à-vis du paysan possédant en commun une terre inaliénable, le pomêchtchik peut être regardé comme le représentant de la personnalité, de l’individualisme moderne, en même temps que de la culture européenne. C’est aussi de cette qualité de propriétaire foncier que, dans la Russie nouvelle, la noblesse tire toute son importance et en même temps toutes ses prétentions. Elle a aujourd’hui ce qui lui manquait au moyen âge, une base d’influence dans le sol, et c’est sur cette base relativement récente que les théoriciens de la hiérarchie voudraient élever au profit de la riche noblesse une sorte d’aristocratie territoriale. Que faudrait-il pour que de telles vues aient des chances de succès, pour que, dans ce pays agricole et rural, fût assurée la domination du grand propriétaire, du noble pomêchtchik ? Il faudrait d’abord que la propriété fût stable et que le monopole en fût garanti à la noblesse dans l’avenir comme dans le passé. Or il n’en est rien ; avec le servage et la qualification de « terres habitées », est tombée l’unique barrière