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au sein de cette noblesse, dans les salons de Pétersbourg, l’emploi habituel d’une langue étrangère n’eût été le signe et le symbole d’idées, d’habitudes et de prétentions étrangères.

Dans les sphères naturellement les plus aristocratiques, ce défaut de nationalité, transmis par l’hérédité, menaçait de devenir un vice de constitution. La haute et la moyenne noblesse, la classe cultivée, agrandissait encore par exclusivisme social, par mode et par bon ton, le large intervalle qui la séparait de la masse du peuple, sans s’apercevoir qu’elle aggravait ainsi le mal de la Russie moderne, le dualisme, le schisme moral, sans comprendre que, pour les classes comme pour les individus, l’isolement est la faiblesse. Le visage toujours tourné vers la frontière, la société russe finissait par ne plus voir la Russie ou ne la plus comprendre. Ouverte à tous les souffles de l’Occident, elle se faisait cosmopolite, et vivait en étrangère dans sa propre patrie, à peu près comme une colonie européenne au milieu d’un peuple barbare. À force de contact avec l’Occident, à force de se oindre et de se teindre des idées du dehors, l’homme du monde perdait toute couleur nationale ; parmi ses compatriotes mêmes, il avait d’autant plus de succès qu’en lui perçait moins le Russe. Élevé par des précepteurs français ou allemands, dans l’ignorance ou le mépris de tout ce qui était indigène, l’héritier des boyars moscovites semblait souvent regarder la langue de ses pères comme un patois de paysans. « Depuis vingt-cinq ans que je suis marié, me disait un Russe, je ne sais si j’ai deux fois parlé russe à ma femme. » Le temps n’est pas encore loin où tous les hommes biens nés en auraient pu dire autant. Ce dédain pour la langue du peuple s’étendait jadis jusqu’aux livres russes ; ce fut là pour la jeune littérature nationale une cause de débilité qui, jointe à la servile imitation d’autrui, en explique la longue et pâle enfance.

La noblesse a fini par sentir quelle source de faiblesse