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patineur se permet sans crainte les plus folles voltiges. La Russie semblait si loin et si différente de nous que tous nos bouleversements n’y pouvaient rendre la société aussi prudente, aussi timide que dans un pays agité de secousses périodiques. Sous ce rapport, la société russe a plus d’une fois offert le même spectacle que l’aristocratie française avant la révolution[1]. À Pétersbourg aussi, le beau monde a longtemps aimé à jouer avec les idées : la bonne compagnie jonglait d’autant plus librement avec les plus inflammables ou les plus explosibles, que sur le tapis des salons il n’y avait pas de danger de les voir éclater, et que les murs des hôtels ne recelaient point de matières combustibles.

Aux hardiesses, aux témérttés de cette société, il y avait encore une autre raison. La noblesse, la classe cultivée, façonnée aux mœurs et aux manières de penser de l’Europe, sans pouvoir exercer librement ses facultés à l’européenne, se sentait gênée et comme oppressée dans le pays même où elle était privilégiée. La supériorité d’éducation ne servait qu’à lui rendre plus sensible et plus pénible l’infériorité morale de la vie russe. Dans la Russie antérieure aux dernières réformes, l’air manquait à la poitrine, l’espace à l’activité de l’homme cultivé ; il passait aisément d’une mélancolie maladive à une exaltation malsaine, et d’un muet affaissement au délire de la flèvre. Bien que, grâce aux réformes, l’atmosphère russe soit devenue plus légère, l’homme civilisé n’y peut toujours respirer à pleins poumons ; il y éprouve souvent un vague et irritant malaise. Là, comme partout, c’est à l’accroissement et à la pratique des libertés publiques de diminuer l’esprit révolutionnaire.

Au sein d’une noblesse aussi ouverte, aussi multicolore et bariolée que le dvorianstvo russe, il était impossible

  1. Bien des traits du tableau si vivant tracé par H. Taine, dans son Ancien Régime, se pourraient appliquer à la société pétersbourgeoise du XIXe siècle