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longtemps avec de tels défauts, cette institution devait avoir un point d’appui dans les mœurs, dans l’âme même de la nation. Cette base morale du mêstnitchestvo, les historiens croient la trouver dans l’esprit de famille, dans une sorte de sentiment patriarcal qui liait étroitement entre eux tous les hommes du même sang, et rendait ces liens de parenté d’autant plus forts qu’en Moscovie il n’y en avait pas d’autres[1]. On ne concevait pas l’individu isolé de la famille, isolé du rod (la gens des Latins). Les honneurs conférés à un homme l’étaient pour ainsi dire à tous les siens ; quand un de ses membres était élevé à une dignité, toute la famille semblait monter en rang avec lui. De même que, de nos jours, un général plus ancien de grade ne consent pas volontiers à servir sous les ordres d’un plus nouveau, ainsi alors les familles moscovites entre elles. Pour maintenir le rang de ses ancêtres, un Russe bravait la mort ; celui qui eût fléchi eût passé pour traître à tous les siens. Le kniaz qui s’intitulait l’esclave des tsars, qui n’épargnait rien pour se mieux rapetisser devant eux, refusait à leur table de s’asseoir au-dessous d’un homme que le mêstnitchestvo classait au-dessous de lui. En vain, dit le chroniqueur, le tsar ordonnait de le mettre à table et de l’asseoir de force, le boyar résistait, se redressait violemment et sortait en criant qu’il aimait mieux avoir la tête coupée que de céder une place qui lui revenait. Le mêstnitchestvo est peut-être seul à révéler, chez l’ancienne noblesse moscovite, le sentiment du droit, ou le sentiment de l’honneur, si puissants dans le monde féodal de l’Occident.

En dépit des apparences, cet ordre de préséances héréditaires, si défavorable au mérite personnel, était incapable d’engendrer une véritable aristocratie. Ce que consa-

    service, de soulever dans l’armée aucune contestation de ce genre avec les voiévodes de famille inférieure à la leur, tant qu’eux-mêmes n’étaient pas voiévodes, c’est-à-dire généraux.

  1. Solovief, t. XIII, p. 70, 72.