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peut-elle, à cel égard, offrir à l’Europe ? De quel côté incline cette société, par tant de traits si dissemblable de la nôtre ? Peut-elle longtemps se retenir sur la pente où se laisse peu à peu glisser tout l’Occident ? Y a-t-il en Russie une force aristocratique capable de devenir un jour un ressort politique, capable d’être un appui pour le trône ou un frein pour le peuple ? De telles questions ont beau paraître prématurées, elles se présentent naturellement à l’esprit inquiet des destinées de l’Europe et de la civilisation.

La noblesse russe (dvorianstvo) n’a ni les mêmes origines ni les mêmes traditions que ce que nous appelons du même nom en Occident. Le dvorianstvo, « la classe cultivée héréditaire », dit un écrivain russe à tendances aristocratiques[1] est une institution spéciale à la Russie, inconnue de l’Europe, unique à sa manière. Deux choses la distinguent particulièrement : c’est d’abord qu’elle n’a jamais été qu’un instrument du pouvoir, n’étant littéralement autre chose que la réunion des hommes au service public ; c’est ensuite que l’entrée en a toujours été ouverte et que, se renouvelant incessamment par un afflux d’en bas, elle s’est gardée de tout penchant exclusif, de tout esprit de caste.

De l’aveu de ses plus sérieux panégyristes, la noblesse russe est ainsi sans analogue en Occident ; quelques-uns disent même volontiers sans antécédent dans l’histoire. Ce n’est qu’en regardant leur patrie à travers l’étranger, ou en se laissant prendre à une ressemblance tout extérieure que certains Russes, élevés à l’européenne et oublieux des traditions nationales, font mine de se draper en lords anglais ou en Herren allemands. Si nous rendons le mot dvorianstvo par les termes de noblesse, nobility, Adel, c’est faute d’équivalent dans les langues comme dans les insti-

  1. Le général Fadéief, Tchem nam byi, Saint-Pétersb., 1875.