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Ils sont volontiers fiers de n’avoir rien de pareil, ils ne se soucient pas de nous ressembler en ce point[1]. Dans leurs prétentions à l’unité et à l’homogénéité sociale, dans leur antipathie systématique pour les distinctions de classes, ils regardent la bourgeoisie comme une sorte de caste nouvelle ou d’oligarchie ennemie du peuple, sans s’apercevoir que la fusion des diverses classes, après laquelle ils soupirent, a nécessairement pour effet la formation d’une bourgeoisie, indépendante de tous les préjugés de caste, et seule capable de réaliser dans la nation cette unité morale qui leur tient tant à cœur.

Jusqu’ici, il n’a point existé en Russie de chaîne continue le long de laquelle les idées, les connaissances, les impressions pussent descendre insensiblement du sommet au bas de la société. C’est là le grand obstacle au progrès économique, au progrès politique de l’empire. La masse de la nation était condamnée à ramper dans la routine, pendant qu’une élite dépaysée s’envolait égoïstement à l’étranger ou se perdait vainement en de nuageuses utopies. Le remède est dans la formation d’une classe moyenne, d’une grande, et peut-être plus encore, d’une petite bourgeoisie, servant d’intermédiaire entre les idées d’en haut et les besoins d’en bas. Par là seulement pourra prendre fin le dualisme social, le schisme moral qui depuis Pierre le Grand est l’un des maux de la Russie, et qui survit à l’abrogation des privilèges et aux progrès de l’égalité. Alors seulement cette nation, divisée en elle-même, et aujourd’hui encore coupée en deux moitiés séparément impuissantes, pourra donner à l’Europe la mesure de son génie.

  1. Cette répulsion pour la bourgeoisie se rencontre également, et pour des motifs analogues, chez les petits peuples slaves. Chez plusieurs de ces derniers, il est vrai, cette prévention est d’autant plus naturelle que, chez eux, la bourgeoisie des villes est en majeure partie allemande ou juive, ce qui est bien parfois un peu le cas des plus riches villes russes.