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n’existe pas en Russie, écrivait Mme de Staël sous le règne d’Alexandre Ier, c’est un grand inconvénient pour le progrès des lettres et des arts ;… mais cette absence d’intermédiaire entre les grands et le peuple fait qu’ils s’aiment davantage les uns les autres. La distance entre les deux classes paraît plus grande parce qu’il n’y a point de degrés entre ces deux extrémités, et, dans le fait, elle se touchent de plus près, n’étant pas séparées par une classe moyenne[1]. » Il y aurait plus d’une réflexion à faire sur ces paroles de l’illustre écrivain. Il est vrai que les deux classes extrêmes, que le noble et le moujik, l’ancien seigneur et l’ancien serf se touchaient de près, n’ayant entre eux aucune classe intermédiaire ; mais ce n’était là qu’un contact matériel. Entre l’un et l’autre il n’y avait ni sympathie mutuelle, ni intelligence réciproque, ni lien moral. Entre le peuple, demeuré fidèle aux vieilles mœurs moscovites, et la noblesse, à demi française, la distance réelle était d’autant plus grande qu’il n’y avait rien pour en rapprocher les extrémités. Cet intervalle que l’ancienne bourgeoisie ofFicielle des mechtchanes et des marchands était incapable de combler, c’est à une bourgeoisie nouvelle de le faire disparaître, à une bourgeoisie cultivée, tenant à la fois au peuple par les intérêts et les sympathies et à la civilisation moderne par l’éducation.

« Dieu se garde d’accomplir un tel souhait ! » s’écrieront bien des Russes. Aristocrates ou démocrates, beaucoup en effet sont disposés à prendre en mauvaise part cet inoffensif mot de bourgeoisie (bourjoasia) qu’ils nous ont emprunté, et dont, à l’égard de l’Occident, ils abusent souvent de la plus étrange manière. Beaucoup affectent pour la bourgeoisie à peu près les mêmes sentiments que nos prolétaires des grandes villes. Ils n’ont pas assez de dédains pour notre société et notre civilisation « bourgeoises », pour nos libertés et notre régime « bourgeois ».

  1. Mme de Staël, Dix années d’exil.