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y sont relativement peu nombreuses et peu peuplées. Les progrès de l’industrie et de la civilisation, les progrès même de la population ne feront là, comme partout, qu’augmenter le prolétariat urbain en accroissant les villes. Le mechtchanstvo a déjà reçu de l’émancipation un important renfort : il a été l’asile de plusieurs catégories de serfs, d’une en particulier, des dvorovyé lioudi, les serfs domestiques. Ces hommes que, depuis plusieurs générations parfois, le service de leurs maîtres avait détachés des communautés de paysans, n’ont pu d’ordinaire, en redevenant libres, recouvrer leur part des terres communales. Affranchis de la tutelle de leurs maîtres, ils doivent vivre de leur travail, vivre de leur salaire, sans droit de propriété sur la terre qu’ils foulent ou dans la maison qu’ils habitent, sans autre héritage à transmettre à leurs enfants que le léger pécule de minces économies. Pas plus la Russie qu’un autre État n’a encore trouvé le secret d’assurer à chaque homme une demeure permanente, à chaque famille un foyer héréditaire, de mettre la population toujours croissante de nos fourmilières humaines au-dessus des atteintes du vice ou de l’imprévoyance.

Pour les conditions d’existence, ces mechtchanes et ces artisans russes ressemblent à la population la moins favorisée de nos villes. Ils en diffèrent par un point important, l’absence d’esprit particulier, l’absence d’esprit urbain. Le prolétariat des villes, le salariat ouvrier n’a pas, comme ailleurs en Europe, d’esprit de classe opposé à la fois à la haute bourgeoisie et au peuple des campagnes. À ce point de vue l’on peut dire que les grandes cités russes manquent de la plèbe urbaine de nos capitales européennes. Elles en ont déjà l’étoffe ou la matière première ; mais ces éléments ne sont encore ni assez nombreux ni assez forts, ils n’ont pas encore assez conscience d’eux-mêmes pour avoir les aspirations ou les exigences ambitieuses des classes ouvrières de l’Occident. Par les idées, par les croyances et les sentiments comme par le costume et les mœurs, le