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réforme de Pierre le Grand remontent un grand nombre des oppositions ou mieux des antinomies qui, en Russie, nous ont fait ériger le contraste en loi. Les institutions et les mœurs, les idées et les faits ont peine à se mettre d’accord. Dans la nation et dans l’individu, il y a des dissonances de toute sorte. Le Russe se trouve divisé avec lui-même ; il se sent pour ainsi dire double ; parfois il ne sait ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il est[1].

N’étant plus elle-même et ne se sentant pas encore européenne, la Russie est comme suspendue entre deux rives. Pour sortir de cette dualité d’où lui viennent ses souffrances, doit-elle se jeter tout entière d’un côté, se précipiter en avant vers l’Occident, ou rétrograder résolument vers la vieille Moscovie ? Faut-il s’enfoncer dans l’imitation, se faire sans retard le Sosie de l’Europe, ou bien doit-on rejeter toute importation étrangère, se circonscrire en soi-même, revenir à tout ce qui est national et russe ? — Mais dans la pauvreté des legs du passé, au milieu des décombres accumulés par Pierre et ses successeurs, où trouver le plus souvent ce qui est national ? La Russie est physiquement et moralement trop voisine de l’Europe, elle s’en est depuis deux siècles trop rapprochée pour s’en pouvoir séparer. Elle est européenne, mais l’éducation historique lui a donné vis-à-vis des peuples de l’Occident des dissemblances qu’un ou deux siècles n’ont pu encore effacer. Le problème de son avenir est dans la conciliation de ces deux termes : Europe et Russie, civilisation et nationalité.

Il en est de la réforme de Pierre le Grand comme de notre révolution française : on en peut déplorer les violences, on en peut signaler les illusions ; l’une et l’autre n’en demeurent pas moins, pour le peuple qu’elles ont renouvelé, la base inébranlable de tout développement normal.

  1. « Pierre, écrivait encore Joseph de Maistre à un Russe, Pierre vous a mis avec l’étranger dans une fausse position : nec tecun possum vivere nec sine te. C’est votre devise. » (Lettre au prince Koslovski, du 12-24 oct. 1815.)