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de l’Europe, se tût-elle par degrés plus profondément pénétrée de son influence, s’ouvrant mieux d’elle-même au souffle de l’esprit occidental, lui empruntant avec plus de discernement ce qui convenait à son tempérament. S’il a su épargner à sa patrie de longues transitions et la faire sauter par-dessus un ou deux siècles de tâtonnements, Pierre n’a point fait ce miracle sans le lui laisser chèrement payer. La brusquerie même de l’œuvre eut pour la Russie un quadruple défaut ; il en est sorti un mal moral, un mal intellectuel, un mal social, un mal politique. Prise sous l’une ou l’autre de ces quatre faces, la réforme imposée par Pierre le Grand a eu des suites regrettables qui sont encore pour beaucoup dans les souffrances et les incertitudes de la Russie contemporaine.

Dans sa passion de progrès, Pierre a négligé une chose sans laquelle toutes les autres sont fragiles. Il a laissé de côté la morale, qui n’est peut-être point un des principes de la civilisation, mais dont aucune civilisation ne saurait impunément se passer. La culture matérielle était ce qu’il enviait à l’Europe, ce qu’il lui voulut surtout emprunter. Il y avait là quelque chose de l’esprit réaliste du Grand-Russe : il y avait aussi de la faute du siècle. L’Occident, au moment où Pierre la tourna vers lui, était pour la Russie un dangereux modèle. La corruption morale et l’anarchie intellectuelle du dix-huitième siècle donnaient de funestes exemples à un peuple à demi barbare, comme toujours plus disposé à prendre les vices que les qualités de ses instituteurs étrangers. Pierre lui-même, n’étant plus moscovite et n’étant pas encore européen, n’ayant l’éducation ni de l’un ni de l’autre, n’avait de frein moral d’aucune sorte. La brutalité de ses plaisirs, la férocité de ses vengeances faisaient du tsar un singulier apôtre du progrès. La grossièreté moscovite, unie à la licence sceptique de l’Occident, aboutit, autour de lui et de ses premiers successeurs, à un cynisme aussi révoltant pour les Vieux-Russes que pour l’Europe.