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ciennes principautés se flétrirent. Seule, la maigre et marécageuse région du nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskof, mis par l’éloignement à l’abri de l’invasion, put, sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne.

Des multiples effets du joug, les conséquences morales sont peut-être les moins obscures. Pour les peuples, comme pour les individus, l’esclavage est malsain ; il leur courbe l’âme si profondément que, même après l’affranchissement, il leur faut des siècles pour se redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées s’en ressentent : la servitude engendre la servilité, l’abaissement la bassesse. La ruse prend la place de la force devenue inutile, et la finesse, étant la qualité la plus exercée, devient la plus générale. Le joug tatar développa chez les Russes des défauts et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur avaient déjà apporté le germe, et qui, tempérés par le temps, ont depuis contribué à leurs talents diplomatiques.

L’isolement aux deux extrémités de l’Europe et la domination musulmane qui en fut la conséquence ont, à bien des égards, fait à l’Espagne et à la Russie des destinées comparables. Entre le développement politique et religieux de ces deux pays si divers, cette double analogie a créé de singulières ressemblances ; sur le caractère des deux peuples, un joug en apparence identique a eu les conséquences les plus opposées. L’Espagnol assujetti et jamais soumis, le Castillan qui pour chasser l’infidèle n’eut recours qu’à l’épée, garda de l’invasion des Maures une fierté outrée, un orgueil national excessif, une raideur dédaigneuse de l’étranger. Le Russe, contraint de rendre les armes, le Moscovite, obligé de mettre tout son secours dans la patience et la souplesse, a gardé du joug tatar un caractère souvent moins digne, mais dont, pour le progrès de sa patrie, les défauts mêmes sont moins redoutables que les qualités espagnoles. L’oppression de l’homme,