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n’allait pas seulement le mettre en retard de trois cents ans ; elle allait le détourner de sa voie européenne, le plier à des mœurs étrangères et comme le déformer. C’est au début du treizième siècle, à l’aurore même de la civilisation occidentale, alors que notre moyen âge était sur le point de s’épanouir de tous côtés, dans la poésie, rarchilecturer la scolastique, que les hordes de Ginghiz-Khan ravirent à l’Europe la coopération de la Russie.

Dès avant l’invasion mongole, le développement du premier empire russe était entravé par un mal intérieur, la division de la souveraineté. Tous les descendants de Rurik avaient droit à une part de l’héritage commun ou mieux de la propriété commune. L’aîné, le grand-kniaz dont la résidence était à Kief, n’avait sur les autres qu’une suprématie nominale. En deux ou trois générations, ce mode de partage amena le morcellement du pays à une sorte d’émiettement. Le système russe des apanages n’était point le système féodal de l’Occident ; il en différait par plusieurs traits et, au lieu d’en favoriser l’introduction, il l’empêcha plutôt. Malgré tous ces partages successifs, la souveraineté comme la nation restait une et indivisible, ou du moins était considérée comme telle : les Kniazes qui se la partageaient n’en avaient que l’usufruit, à peu près comme aujourd’hui, dans les communes de paysans, chaque membre du mir n’a que la jouissance temporaire de son lot de terre, le fonds, demeurant toujours à la communauté[1].

Pour que cette analogie fût plus grande, les princes apanagés passaient fréquemment d’un apanage à l’autre. L’unité nationale était maintenue, ou mieux, elle était fondée par l’unité de la famille souveraine, par les prétentions des kniazes à l’héritage les uns des autres et au titre de grand-prince. La Russie formait une sorte de fédération

  1. Voyez plus bas les chapitres sur la propriété collective et les communautés de village. Le mot russe qui désigne les apanages princiers, oudél, signifiait part, portion, lot ; il a la même racine et presque le même sens que le mot nadél qui désigne le lot des paysans dans les terres communes.