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ou de fragiles constructions sans base ni ciment, c’est au passé lui-même à nous en donner la raison.

Le goût des études historiques, qui a été l’honneur du dix-neuvième siècle, s’est fait sentir en Russie comme en Occident. Depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout, des historiens, qui pour le nombre, pour l’intelligence, pour la conscience, ne le cèdent en rien à ceux de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, étudient avec passion les annales de leur patrie et demandent à son passé le secret de ses destinées[1].

La Russie a une longue histoire, mais la chaîne de son existence nationale a été deux ou trois fois si brusquement rompue qu’on a peine encore à en rejoindre les anneaux et que, dans la conscience populaire, il en reste une sorte de solution de continuité. Cette histoire, le peuple ruasse l’a subie plutôt qu’il ne se l’est faite ; au lieu d’être son œuvre personnelle, comme dans les pays de l’Occident, au lieu de sortir du libre développement de son génie national, elle a été plus passive qu’active. Sous ce rapport, l’histoire de la Russie ressemble moins à celle des nations européennes qu’aux annales des peuples asiatiques. Venue du dehors ou d’en haut, de l’étranger ou du pouvoir, elle est souvent restée tout extérieure ou toute superficielle ; elle a, pour ainsi dire, passé par-dessus le peuple russe, et, l’ayant parfois courbé profondément, elle pèse encore sur ses épaules.

Ce n’est ni dans le climat, ni dans la race, c’est dans la géographie et dans l’histoire qu’il faut chercher les causes de l’infériorité de la civilisation russe. Beaucoup d’étrangers,

  1. Au premier rang des historiens contemporains se distinguent par le talent, MM. Solovief (mort en 1879), Kostomarof (mort en 1885), Bestoujef-Itioumine, Zabieline, Kovalsky, etc. À l’inverse de ce qui se voit aujourd’hui ailleurs, lu plupart des historiens russes entreprennent bravement une histoire générale de leur pays depuis l’époque de Rurik, chacun ayant d’ordinaire sa théorie historique plus ou moins originale. Comme bien peu parviennent au terme de leur tâche, il en résulte que les premières périodes de l’histoire russe ont peut-être été plus étudiées que les époques plus voisines.