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avec une mélancolie éloquente et passionnée[1], ne se consolant pas d’avoir été frustrés des plus brillantes époques de la vie européenne, craignant que, faute d’avoir traversé les mêmes épreuves et d’avoir eu la même éducation, leur patrie ne puisse arriver à la même civilisation, et qu’un peuple sans passé ne soit un peuple sans avenir. D’autres plus nombreux s’en félicitent hardiment, se vantant d’être libres de toute tradition et de tout préjugé, d’être dégagés de tous les liens d’un passé où, en dépit de ses révolutions, la vieille Europe reste malgré elle embarrassée[2]. Regardant tout legs des siècles écoulés comme une charge et une gêne pour les générations présentes, ils font bon marché de l’héritage de leurs aïeux, et se réjouissent de n’en avoir rien reçu qui vaille la peine d’être transmis à leurs enfants. Ils se plaisent à considérer leur pays comme un terrain libre, comme une table rase sur laquelle la science et la raison sont maîtresses de construire de toutes pièces l’édifice de l’avenir. Ce point de vue, cher au radicalisme russe, est celui de la plupart des révolutionnaires. En cela, je dois le dire, ils ne font guère en réalité que s’approprier les vues ou imiter les exemples du pouvoir qui, depuis Pierre le Grand, a le premier enseigné à ses sujets à faire litière de l’histoire et au passé national.

Dans un État qui a célébré en 1869 son dixième centenaire, une telle opinion ne saurait être prise à la lettre. Beaucoup des Russes qui l’émettent se scandaliseraient justement d’en être crus sur parole. Si un passé de mille ans n’a laissé sur le sol national que des décombres inutiles

  1. Nous n’appartenons à aucune des grandes familles de peuples de l’Orient ou de l’Occident ; nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre… Nous vivons pour ainsi dire en dehors du temps, et la culture de l’espèce humaine ne nous a pas touchés, » etc. Lettres de Tchaaddef, 1836. Pour cea lettres, écrites en français, Tchaadaef fut officiellement déclaré fou. (Voyez Herzen, Idées révolutionnaires, et Pypin, Kharukieristici literaiournykh mnenii. Petersb., 1869.)
  2. Dans son Apologie d’un fou écrite postérieusement, Tchaadaef, revenant sur le sombre pessimisme de ses lettres, s’est lui-même en partie rallié à cette opinion.