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est le plus complètement affranchi. Sous ce rapport, je ne saurais guère lui comparer que le juif, l’israélite moderne qui, lui aussi, au contact de l’étranger, passe si fréquemment des extrémités de l’esprit de vénération à l’extrémité de la libre pensée, du traditionalisme oriental, où s’en tient obstinément la masse de ses coreligionnaires, aux plus grandes hardiesses de l’esprit d’innovation. Par un des perpétuels contrastes de la Russie, tandis que le paysan, de même que le petit juif d’Orient, demeure opiniâtrément conservateur des rites et des formes, l’homme des classes cultivées se glorifie souvent d’avoir rejeté derrière lui toutes les vieilles traditions avec les vieilles croyances. Plus d’un se plaît à comparer l’esprit russe aux steppes vierges où les siècles n’ont pas laissé de traces et qui ont conservé pour l’avenir toute leur fécondité. Nous verrons dans les chapitres suivants en quel sens de telles prétentions se peuvent justifier. En tout cas nous pouvons déjà dire que la débilité des traditions nationales, que la pauvreté du legs fait à la Russie par une histoire déjà dix fois séculaire, est pour quelque chose dans les penchants radicaux de l’esprit russe et dans le « nihilisme », ou, pour prendre un mot à sens moins défini et moins équivoque, je dirai, en empruntant ce barbarisme à Joseph de Maistre[1], dans le riénisme plus ou moins réfléchi des générations contemporaines.



  1. Lettrée et opuscules.