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pour les innovations libérales. Or, chez la plupart de ces hommes qui jadis applaudissaient passionnément aux réformes et en sollicitaient chaque jour de nouvelles, le noble souci des intérêts moraux et de la régénération du pays a fait place en quelques années au scepticisme, à l’indifférence, à une préoccupation trop souvent exclusive des avantages matériels et personnels. Certes, un tel affaissement moral, après une surexcitation de quelques années, n’a partout rien que de trop naturel ; n’avons-nous pas nous-mêmes, après chacune de nos révolutions, eu nos heures de lassitude et de prostration ? Le phénomène n’en est pas moins à noter en Russie. Dans l’âme russe le découragement semble toujours sur les pas de l’enthousiasme, l’abattement suit de près l’exaliation. La faute en est-elle au régime politique ou au tempérament du peuple ? Peut-être à tous les deux en même temps.

Le nihilisme, le radicalisme russe est le plus souvent une affaire d’âge ; on pourrait dire que c’est une maladie de jeunesse ; et cela non seulement chez l’individu, mais aussi chez la nation[1]. C’est sa jeunesse intellectuelle et politique, c’est l’inexpérience historique de la Russie, qui, pour tant de questions, rend le Russe si prompt aux hardiesses spéculatives, si dédaigneux de l’expérience d’autrui, si confiant dans la facilité d’une palingénésie sociale. À ce penchant se mêle un secret amour-propre. Alors même qu’il accepte les idées de l’Occident, le Russe aime à les outrer, il se plaît à renchérir sur nous, il met son orgueil à nous dé-

  1. Dans une brochure (V oulikou vréméni, 1879), un écrivain humoriste à tendances à la fois nationales et aristocratiques, le prince Mechtchertfky, a donné du nihilisme une explication pathologique qui, pour être paradoxale, n’est pas absolument dépourvue de vérité. Selon lui, ce serait une sorte de névrose, provenant d’anémie et engendrée par le manque d’exercice musculaire dans les écoles. On pourrait généraliser l’observation et dire qu’outre le défaut d’équilibre entre les exercices du corps et ceux de l’esprit, la mauvaise hygiène, le mauvais régime d’étudiants, pour la plupart mal logés, mal nourris, parfois même mal vêtus, sont pour beaucoup dans la maladive exaltation cérébrale de tant de jeunes gens des deux sexes. (Voy. Tome II, I. VI, ch. ii)