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C’est dans les procédés de propagande du « nihilisme » durant sa période de secrète prédication socialiste, que se sont manifestés le plus clairement la foi, l’enthousiasme, le dévouement religieux de ses adeptes, et cela non seulement dans la témérité de leurs attentats ou dans leur constance à braver la déportation et la mort ; ce triste courage devant le juge ou le bourreau, d’autres sectaires, d’autres révolutionnaires de différents pays l’ont aussi souvent montré ; il n’y a pas de folie perverse qui n’ait eu ses croyants et ses martyrs. La puissance d’exaltation de l’âme slave se manifeste ici d’une manière plus singulière. Ce qui est particulier au nihilisme russe contemporain, c’est sa manière de s’adresser au peuple, d’aller au peuple (itti v narod), selon l’expression consacrée. Pour se faire mieux comprendre de ce peuple qu’ils veulent endoctriner, pour le mieux comprendre eux-mêmes, les propagandistes s’efforcent de se mêler à lui, de s’assimiler à lui, de vivre de sa vie de privations et de travail manuel, oubliant les usages et les préjugés de l’éducation. En cela les missionnaires du nihilisme semblent avoir voulu imiter les premiers apôtres du christianisme. En quel autre pays a-t-on vu des jeunes gens de bonnes familles, des étudiants de l’université quitter les habits et les habitudes de leur classe, abandonner les livres et la plume pour travailler comme ouvriers dans des forges ou des usines, afin d’être mieux à même de connaître le peuple et de l’initier à leurs doctrines[1] ? En quel pays voit-on, au retour d’un voyage à l’étranger, des jeunes filles bien élevées et instruites se féliciter de trouver une place de cuisinière chez un chef d’atelier, afin d’être à même d’approcher du peuple et d’étudier personnellement la question ouvrière[2] ? En Russie,

  1. C’est ce qu’avaient fait, par exemple, ie prince Tsitsianof et ses complices à Ivano-Vosnesenk (procès de 1875), ce qu’avait fait également Solovief jusqu’en 1778. D’autres agitateurs avaient de mdme appris un métier et ouvert des ateliers en diverses villes : de serrurerie à Toula, de menuiserie à Moscou, de cordonnerie à Saratof, etc.
  2. Déposition d’une jeune fille dans le procès du prince Tsitsianof (1877).